Quand on parle tilleul, le territoire des Baronnies provençales s’impose rapidement, tout comme le souvenir de l’ancienne foire au tilleul des Buis-les-Baronnies. Et pourtant, cette histoire séculaire est parfois refoulée. Les crises de la production, à partir des années 1980, ont laissé des souvenirs amers et depuis nombre de producteurs ont arrêté la cueillette. De plusieurs centaines de tonnes par an, la production de tilleul sec dépasse difficilement la quarantaine de tonnes désormais. Depuis une décennie pourtant, les prix repartent à la hausse et de nouveaux cueilleurs s’intéressent à cette production. Le Parc naturel régional accompagne cette dynamique à partir de la volonté de promouvoir des innovations facteurs de coopération entre acteurs de la filière.
Fort de constats et d’acquis accumulés au fil des ans, le Parc a lancé depuis 2020 un nouveau programme d’actions, financé par l’Europe, l’Etat et les régions Sud Provence-Alpes-Côte d’Azur et Auvergne Rhône-Alpes, qui vise à conforter les coopérations entre les acteurs de la filière, tout en proposant de nouvelles pistes d’action car il est important d’illustrer le fait que le tilleul est un arbre de « l’adaptation » : depuis 10 000 ans, à l’état sauvage, il a su s’adapter aux variations climatiques ; depuis 150 ans, sa cueillette a aussi correspondu à une nécessité d’adapter les productions des Baronnies à de nouveaux contextes économiques et sociaux.
Plusieurs pistes sont explorées :
- Valoriser l’espèce « tilia platyphyllos Scop. » pour la création de nouvelles plantations en mettant en place un programme expérimental de germinations de graines collectées dans les forets des Baronnies provençales avec la pépinière expérimentale de l’Office National des Forêts à Guémené-Penfao (44). 300 plans ont été obtenus et notamment plantés dans 3 vergers à graines situés sur le territoire du Parc;
- Etablir un catalogue des variétés de tilleuls les plus cultivées dans les Baronnies provençales, à partir d’une analyse botanique menée par le CBNA ;
- Mieux connaître la ressource en tilleuls cultivés par la création d’un outil de collecte des données, à destination des nouveaux cueilleurs et des propriétaires
- Elaborer une base documentaire commune sur le tilleul des Baronnies provençales
- Elaborer une fiche sur la cueillette et le séchage du tilleul dans les Baronnies provençales dans le cadre de l’inventaire national du patrimoine immatériel,
- Trouver de nouveaux produits, autour de la « poudre » de feuilles de tilleul (avec le soutien de l’école hôtelière d’Avignon ou de chefs étoilés) et de l’aubier;
- Recréer des événements fédérateurs qui permettent au tilleul des Baronnies d’être toujours reconnu en Europe et dans le monde;
- Restituer ces actions et les partager avec l’ensemble des professionnels de la filière.
Ce programme a notamment été mené dans le cadre de deux projets soutenus par le GAL Une autre Provence : « connaître et valoriser le tilleul des Baronnies pour relancer sa production » (2019-2021) et « le tilleul, c’est naturel! » (2022-2024).
Les premières actions du Parc ont d’abord concerné la connaissance du tilleul. Depuis les années 1950 en effet, se sont élaborées des histoires et des savoirs qu’il fallait pouvoir resituer, afin de mieux discerner ce qui fait l’originalité de l’histoire naturelle et humaine du tilleul dans les Baronnies provençales
Une espèce endémique des Baronnies provençales
La recherche a donc commencé par le début… C’est-à-dire l’arbre, et en premier lieu, le tilleul sauvage. Dans les Baronnies provençales, sur les pentes nord de nos montagnes (les ubacs) et en contrebas des falaises rocheuses qui s’éboulent progressivement, les tilleuls à grandes feuilles (Tilia platyphyllos scop.), qui préfèrent le frais, y ont trouvé un milieu qui leur était favorable. Les chaos de blocs y ont une température suffisamment basse et l’arbre n’est pas concurrencé par le hêtre qui est généralement plus dynamique.
Repéré depuis les années 1980, on le connait bien mieux depuis un stage, organisé avec le soutien du Parc et mené en 2016 par une jeune étudiante en master 2, Anna-Karine Jean, encadrée par Luc Garraud, botaniste au Conservatoire Botanique National Alpin. L’arbre peut atteindre plus de vingt mètres de haut. Il pousse généralement en cépée et subit fréquemment des chutes de pierres. Mais sa racine pivot lui permet de tenir et de repartir, malgré les conditions difficiles. On peut penser que ces tillaies, qui sont des habitats protégés par l’Europe au titre de la directive Natura 2000, sont des populations relictuelles des forêts qui couvraient les pentes de nos montagnes à la suite de la dernière glaciation (qui e termine il y a 10 000 ans environ) et que, avec le réchauffement progressif du climat, ils ont trouvé ici un milieu qui leur convient.
Une histoire de la domestication
Les habitants connaissent depuis longtemps ces arbres et leurs caractéristiques. La mythologie grecque ou romaine en fait le symbolise l’amitié et la fidélité, comme illustre la légende de Philémon et Baucis. Au Buis (dans la Drôme), aux XVIIe et XVIIIe siècles, on allait chercher les tilleuls sauvages dans la montagne de Bluye (située à quelques kilomètres au sud) pour les planter sur la place ou en bord de ruisseau. Leur ombrage était apprécié et leurs racines permettaient de tenir les sols pour faire face aux ravinements. De même, on en ramassait la feuille qu’on donnait aux bêtes comme le montrent les vieux et gros tilleuls de la commune de Sainte-Colombe (05).
Si aucune indication ne permet de constater qu’avant le XIXe siècle, on ramassait aussi les bractées de tilleul pour les infusions, on connaissait depuis l’antiquité les propriétés médicinales des fleurs. Au XIIIe siècle, Hildegarde de Bingen préconise des infusions de racines pour lutter contre « l’échauffement des humeurs ». Quelques annotations de tilleul dans les pharmacies des hôpitaux montre qu’il est connu et utilisé, mais de façon très discrète.
C’est à partir du milieu du XIXe siècle que des usages du tilleul vont s’imposer. On le plante tout d’abord en bords de route, à l’occasion des nombreux travaux routiers, entamés dans les années 1840 et jusqu’à la fin du XIXe siècle. Tout comme au siècle précédent, on apprécie sa capacité à pousser dans des sols très ingrats et à tenir les chaussées. Il remplace utilement le mûrier qui perd de son attrait à la suite de la chute de la production de bombyx du mûrier, atteints par la maladie de la pébrine au début des années 1850.
Quelques années plus tard, la parfumerie grassoise se développe et recherche des productions florales en Haute-Provence susceptibles d’être transformées et valorisées. La cueillette de la lavande sauvage s’étend, tout comme celle des fleurs de tilleuls, comme l’attestent les premières adjudications de récoltes de tilleuls dans les années 1880 dans la vallée de l’Ouvèze (26).
En quelques décennies, le tilleul devient alors une cueillette emblématique de la région. La vague hygiéniste de la fin du XIXe siècle, qui fait de la tisane de tilleul une boisson profitable à la santé, vient conforter la demande. Les habitants des Baronnies vont alors redécouvrir cet arbre et la grande variété des formes que ses fleurs adoptent. Petites, grandes, jeune pâle ou vert tendre, plus ou moins lourdes, les bractées des arbres sauvages sont étudiées sous toutes leurs facettes et les meilleurs variétés sont sélectionnées, isolées et reproduites. A l’instar d’autres phénomènes de domestication, elles adoptent les noms des quartiers, ceux des fermes et de leur propriétaire, d’où elles viennent.
Cette connaissance des variétés domestiques fait l’objet, en 2021, d’une étude spécifique du Conservatoire Botanique National Alpin, et en particulier de Luc Garraud. Elle a été lancée par le Parc et a obtenu un soutien financier de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, et doit permettre d’identifier, à partir d’une clé d’identification d’une cinquantaine de critères, une vingtaine de variétés cultivées.
Des savoir-faire à reconnaître
Depuis plus d’un siècle, de vrais savoir-faire ont été élaborés, par petites touches, concernant la greffe, la cueillette ou le séchage. Ils ont été transmis au sein des familles car la récolte était d’abord familiale, même si certains pouvaient aussi embaucher des ouvriers.
Le Parc s’est donc attaché à identifier et à collecter ces connaissances, afin de comprendre leurs caractéristiques, les imaginaires et les pratiques qui y sont associées pour les transmettre aux habitants et aux cueilleurs. Ainsi, il est à l’initiative d’une première étude en ethnologie et anthropologie sociale, menée par Jeanne Robert, doctorante en anthropologie, en 2017 et 2018 grâce au soutien de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes. Cette étude a été prolongée dans le cadre de deux projets : « tilleul des Baronnies : coopérer pour mieux valoriser » (2019-2021) puis « le tilleul, c’est naturel ! » (2022-2024) qui ont bénéficié de crédits européens (FEADER/LEADER) et de l’Etat (DRAC Auvergne-Rhône-Alpes).
De même, la rédaction d’une fiche sur la cueillette et le séchage du tilleul des Baronnies provençales au titre du « patrimoine culturel immatériel » a été finalisée en 2024.
Les crises des années 1980-2000 ont abouti à une désorganisation du marché traditionnel, dominé par les foires de Vaison (84), Le Buis (26), Nyons (26), Villefranche-le-Château (26) ou La Charce (26). De nouveaux liens commerciaux, de nature plus individuelle, se sont tissés entre cueilleurs, acheteurs, négociants et metteurs en marché. L’action du Parc vise à accompagner de nouvelles formes d’organisation de ce marché afin de mieux valoriser la production locale.
Cueilleurs, négociants, metteurs en marché, une histoire centenaire
Depuis la fin du XIXe siècle, la région des Baronnies provençales est devenue la principale région productrice de tilleul en France, en fournissant, les bonnes années, jusqu’à 90% des 400 tonnes de fleurs de tilleul consommées chaque année en France. Elle s’est appuyée pour cela sur un réseau de négociants ou acheteurs qui collectaient le tilleul dans les fermes ou sur les foires qui émergent progressivement avant la première guerre mondiale.
La cueillette du tilleul est, à l’instar de celle de la lavande sauvage, à l’origine de la filière des Plantes à Parfum, Aromatiques et Médicinales. Cette filière se structure à un moment où crises agricoles, économiques et sociales bouleversent les terroirs français et l’exploitation de certaines ressources végétales naturelles rencontre un nouvel attrait.
Le tilleul des Baronnies est longtemps vendu sous l’appellation de « tilleul de Carpentras » car il est, dans les années 1920, dominé par des négociants de cette ville. Mais d’autres, originaires des Baronnies, à l’instar de Louis Maigre et de Lucien Coutton (de Laborel). Les premiers travaillent en particulier avec la Coopérative de Melun (alias COOPER), créée en 1907 et qui commercialise le tilleul des Baronnies dans toutes les pharmacies françaises. Gilbert Ducros, de Sainte-Euphémie-sur-l’Ouvèze, se lance dans la cueillette du tilleul dans les années 1950 et grâce à un savoir-faire commercial, parvient, à Buis puis à Monteux, à créer une entreprise prospère dans le commerce des épices pour la grande distribution (groupe Ducros, actuellement filière du groupe McCormick).
Dans les années 1950 aux années 1970, dominent les foires au tilleul du Buis (le premier mercredi du mois de juillet) et de Villefranche-le-Château (le 22 juillet) qui sont des moments qui attirent aussi de nombreux touristes et contribuent à la notoriété du tilleul des Baronnies et de la région.
Toutefois, face à une baisse tendancielle des cours de vente de la fleur de tilleul et face à la concurrence des prix des tilleuls provenant d’Europe centrale ou de Chine, ces foires perdent de leur attrait. La dernière foire au tilleul de Buis se déroule en juillet 2003. Désormais, les négociants doivent s’entendre avec les cueilleurs et négocier de gré à gré.
Un renouveau sous le signe du bio
Depuis une dizaine d’années, le marché connaît toutefois un renouveau, lié à une demande croissante de fleurs de tilleul en culture biologique et associée à une recherche de bien-être. Les cours ont donc sensiblement augmenté, passant de 15 à 18 puis à une vingtaine d’euros.
Les négociants de sont aussi regroupés pour inciter de nouveaux cueilleurs à se lancer dans cette production. Ils ont publié des tracts, contacté la presse, organisés des cueillettes destinées à évaluer la réalité des couts de production. Ils sont accompagnés par l’association Agribiodrôme.
La création de la SCOPTI, coopérative d’une soixantaine d’ouvriers venant de l’ancienne entreprise « l’Eléphant » et installée à Génénos, a aussi mis en avant le tilleul des Baronnies puisque, à l’instar d’autres transformateurs, comme le Dauphin de Buis-les-Baronnies, elle propose des infusettes de tilleul des Baronnies.
Les enjeux actuels sont les suivants :
- trouver et former de nouveaux cueilleurs de tilleul par la mise en place de formations spécifiques ;
- trouver de nouveaux débouchés rémunérateurs en complément de la cueillette de la fleur comme la production de poudre de feuille ou d’aubier de tilleul ;
- aider à la restructuration de la filière en rendant plus visible le tilleul des baronnies et ses producteurs, aux côtés des acteurs historiques comme le Syndicat des producteurs de tilleul, les transformateurs et acheteurs du territoire et les collectivités locales.
Localisation du project
Parc naturel régional des Baronnies provençales, La Plaine du Pont, Sahune, France